Abdelkader Djamal, directeur de l’Ecole des sciences économiques et de management d’Alger, expert : «Les écoles de formation professionnelle risquent de mettre la clé sous le paillasson»
Dans cet entretien, ce spécialiste des questions liées à la formation et au travail aborde l’impact de la pandémie sur les écoles de formation professionnelle et sur l’emploi, le développement de l’informel en contexte de Covid 19, l’évolution du pouvoir d’achat. L’expert présente également sa vision sur le télétravail et du e-learning.
Reporters : Quelles sont les répercussions de la crise sanitaire sur l’appareil de formation nationale, notamment sur les écoles de formation supérieure ?
Abdelkader Djamel : A l’instar de toutes les organisations de travail et des écoles relevant du système éducatif, les écoles de formation professionnelles publiques et privées ont cessé toute activité en raison du fort recours à la formation présentielle, et ce, depuis la moitié du mois de février.
Les entreprises ont légitimement arrêté toutes les formations qui avaient commencé par prudence et pour préserver leurs ressources humaines. Cet arrêt brutal a très fortement été ressenti par les écoles privées en raison des charges du personnel et de location notamment. Les écoles sont dans une interrogation à laquelle elles n’ont pas trouvé de fondement. En effet, comment autoriser toutes les organisations du travail à reprendre l’activité à l’exception des établissements de formation privés qui sont distincts par leurs tailles, leurs méthodes et leurs organisations des écoles de l’éducation nationale.
La plupart des écoles de formation professionnelle risquent de mettre la clé sous le paillasson, car elles ne peuvent même pas s’engager sur les trois mois qui restent de l’année au cours de laquelle l’activité a été nulle.
Le challenge le plus important demeure-t-il la capacité de l’appareil de formation professionnelle à répondre aux besoins en qualité et en quantité du monde économique ?
L’appareil de formation public et privé a besoin de signaux pour se redéployer efficacement en vue de répondre aux énormes besoins en compétence des différents secteurs. Il m’est arrivé de me demander si les politiques ont conscience du retard accumulé par le pays en termes de formation des «hommes».
Il est établi que sans un plan Marshall en matière de formation et en direction de toute la famille professionnelle, surtout dans le secteur de la fonction publique, nous continuerons de subir les problèmes, souvent mis sous l’appellation de bureaucratie, qui cachent par endroit un problème de compétence et encourage la non-prise de décisions. En outre, la formation est un éternel recommencement, la formation acquise a besoin d’être entretenue.
Le besoin en compétence du monde de l’économie est énorme particulièrement pour gérer une économie en mutation ayant accusé un retard dû à la fois au changement de système social (passage du socialisme au capitalisme), arrêt brutal de l’investissement, suppression de la planification, arrivée massive des produits de l’université insuffisamment préparés au monde du travail.
Enfin, la mondialisation/globalisation, qui impose au pays la mise à niveau et l’importance du respect de la norme pour se faire une place dans le marché international, passe par un plan global de modernisation du fonctionnement et de management de nos entreprises et va au-delà de la simple utilisation des NTIC dont l’informatique.
Il est prétendu que l’impact de la pandémie va se traduire par une destruction massive d’emplois comme on le constate à travers de nombreux pays où les pertes économiques pour raison économique ont pris des proportions énormes. Pensez-vous que ce phénomène va être observé chez nous ?
La tendance à la perte d’emplois à l’échelle internationale est confirmée dans une large mesure pour beaucoup de secteurs d’activité et plus fortement encore pour certains d’entre eux tels que le tourisme, le transport, surtout aérien… D’autres secteurs en revanche sont parvenus à poursuivre leurs activités à l’exemple des services qui ont rebondi grâce notamment au recours au télétravail.
Les activités de production de biens nécessaires à la vie des citoyens comme la distribution des biens de large consommation telle que l’alimentation ont pu aussi poursuivre leurs activités moyennant l’observation des règles imposées par le protocole sanitaire.
En ce qui concerne notre pays, la crise est encore plus forte en matière de préservation des emplois, car la crise économique que vit le pays est antérieure à l’avènement de la pandémie et que les dimensions de la crise sont multiformes.
En effet la crise qu’a vécue notre pays depuis un certain nombre d’années est multidimensionnelle, politique, économique (absence de vision claire fondée sur des choix judicieux, social et de management institutionnel et d’entreprise).
Aussi, chaque jour qui passe dans ce contexte va-t-il aggraver la situation des entreprises et par voie de conséquence la sécurité et le développement de l’emploi, car elles font face à de multiples problèmes qui perdurent et qui n’ont jamais été pris en charge avec efficacité (réforme bancaire, bureaucratie, formation des cadres de l’administration publique, fiscalité…).
Dans quelles conditions économiques et sociales interviendra selon vous la rentrée sociale prévue probablement en octobre prochain, voire au déconfinement ?
D’abord, y a-t-il en Algérie une rentrée sociale ? C’est plutôt une rentrée scolaire, car je ne vois pas de de différence notable depuis une trentaine d’années entre la période qui précède le mois de septembre et l’activité à cette date.
Cela dit, notons quand même la tendance baissière de la pandémie si l’on se réfère aux chiffres qui sont quotidiennement donnés par le représentant de la Commission scientifique et le frémissement de la reprise perceptible au sein des organisations de travail.
La reprise des examens d’abord et probablement des enfants à l’école va donner des couleurs au paysage triste observé jusque-là, décor auquel il faut ajouter le semblant d’animation autour du projet de Constitution observé surtout au niveau de quelques cercles et des médias.
Les problèmes qu’ont vécus les citoyens se résumant par la mal-vie, la dégradation du pouvoir d’achat, le chômage, l’exiguïté des salles de classe et de transport des enfants scolarisés, l’absence de perspectives pour les différentes catégories de la population, y compris les entreprises, vont se poursuivre et pousser au désappointement.
La préservation du pouvoir d’achat des travailleurs fait partie intégrante du plan de relance. Ne craignez-vous pas que les réponses à court terme à la crise financière actuelle comme la dépréciation du dinar risque de conduire inversement à une perte de pouvoir d’achat de la majorité de la population?
Je ne vois pas comment on peut parler d’amélioration du pouvoir d’achat avec un prix du baril de pétrole qui est annoncé comme durable (ce qui n’est pas sûr) se situant autour des 40 dollars, sachant que l’économie algérienne est totalement dépendante de Hassi Messaoud et Hassi Rmel.
Au contraire, je crois savoir que l’Etat a décidé de réduire son budget de fonctionnement qui se réalisera soit en réduisant la masse salariale qui est le poids le plus important dans le budget, soit en annulant les recrutements prévus, soit en fermant des services publics. Ce que je sais aussi, c’est que des projets qui étaient inscrits ont déjà été retardés ou carrément annulés dans un contexte de dépréciation continue de la valeur du dinar qui aura des incidences sur le prix des produits importés.
Il reste que si on établit le bon diagnostic de l’état de l’économie, de ses forces et faiblesses et si on s’attaque de front aux vraies causes de l’état délabré de cette dernière, il sera possible de stopper la dégringolade et d’amorcer la reprise durant les cinq prochaines années.
Cette reprise est subordonnée pourtant à la réunion de conditions tout à la fois politiques et de politiques économiques, où le travailleur se sentira impliqué et bénéficiaire de ces dernières.
Croyez-vous à un redéploiement de l’informel et un recul de la protection sociale à la faveur de la crise sanitaire ?
L’informel ou le travail illégal fait partie du paysage algérien depuis longtemps et aucune vraie politique pour son élimination, voire de sa réduction, n’a été mise en œuvre ni donc pu venir à bout de ce phénomène. Il est le reflet de dysfonctionnements de l’appareil d’Etat et de la capacité de ce secteur à s’adapter aux différentes situations qui l’ont vu naître et prospérer.
Pour illustrer cela, il me paraît nécessaire, en rapport avec l’actualité, de se référer aux sommes astronomiques et en espèces (chkara) révélées par la presse, qui devaient servir à financer la campagne pour le 5e mandat du président déchu, qui, même si elles proviennent d’entreprises connues, ces pratiques montrent bien la part de l’informel. En outre, il n’est un secret pour personne qu’il y a des secteurs d’activité entièrement occupés par l’informel, voire l’illégal.
Ce dont j’ai peur dans ce contexte est de voir se développer le recours au charlatanisme, aux soins de derwichs au lieu et place de la science et de la vraie protection sociale. Plus globalement, la pandémie a révélé ici ou ailleurs que les logiques financières pures, qui se sont traduites par le rétrécissement de la protection sociale d’Etat, concrétisé par la fermeture de services publics ou à leur manque de moyens matériels, financiers et humains, notamment de santé de proximité, a causé d’énormes dégâts aux populations. Etat de fait qui devrait faire réfléchir les politiques à doter l’armée blanche de plus grands moyens et à tout faire pour les retenir en Algérie pour éviter la saignée de départs vers d’autres cieux où ils jouissent d’une plus grande considération.
Une allocation chômage pour les personnes ayant perdu leur emploi à cause des effets de la pandémie a été proposée dans le cadre d’un dispositif piloté par la CNAC. Etes-vous favorable à cette recommandation ?
Je pense que cette Caisse, relevant du système de sécurité sociale, aurait pu à un moment donné de sa vie constituer un véritable amortisseur de la crise que nous vivons, car elle avait beaucoup de moyens financiers grâce au management de l’époque qui en a fait une véritable force pour réaliser l’objet de la caisse, sauf qu’aujourd’hui, je ne connais pas où elle en est sur le plan financier. Il est vrai que ce n’est pas une simple question d’argent, c’est aussi la vision que porte un changement de statut et de finalité de la caisse qui, pour rappel, avait été mise en place comme amortisseur des effets du plan d’ajustement structurel signé avec le FMI en 1994.
Cette caisse doit-elle rester comme un traitement des difficultés économiques durables ou conjoncturelles, peut-elle être une caisse qui traite de la problématique du chômage dans son ensemble ? Je n’ai pas de réponse à cela.
Que pensez-vous de la proposition contenue dans le rapport de la commission d’évaluation des incidences du Covid 19, à savoir la généralisation du télétravail, l’encadrement du chômage technique et des congés payés au cours d’une crise sanitaire dans le cadre éventuel d’un code du travail révisé ?
La question comporte plusieurs volets. D’abord cette rencontre à laquelle vous faites référence.
Sur quelle base les gens sont choisis pour apporter le questionnement et suggérer la réponse ? Je souhaite connaître les critères de ce choix. Y a-t-il eu des travaux sérieux qui ont servi à faire une évaluation répondant aux exigences scientifiques ? Ont-ils été soumis à la critique d’autres compétences que celles (toujours les mêmes) qui gravitent autour des médias et autres cercles restreints ?
Généralisation du télétravail : Le recours au télétravail est une exigence et il a révélé son efficacité durant cette pandémie ; il reste qu’en l’état actuel, l’Etat peut-il sérieusement suggérer la généralisation du télétravail sans prendre le risque de voir se généraliser le travail dissimulé proscrit par l’Organisation internationale du travail.
En effet, comment l’Etat va pouvoir contrôler à travers ses institutions que sont l’inspection du Travail, la Sécurité sociale, le fisc, l’emploi, le travail des personnes qui utilisent leur domicile ?
Enfin le code du travail. D’abord le projet ou l’avant-projet est à quelle version (1, 2, 3) ? De plus, il doit subir l’épreuve du débat large et contradictoire et sortir des cercles restreints.
Le Code du travail est un texte juridique adossé à des choix politiques, économiques et sociaux et qui rend impérative l’implication de la société dans son ensemble, des acteurs économiques et sociaux, les spécialistes et experts des disciplines (sociologues, économistes, psychologues, ergonomes, médecins du travail…) pour construire un texte qui interroge le statut du travail en Algérie.
Quels sont les prérequis pour permettre au e-learning de se développer en Algérie ?
Le e-learning est une des formes de transmission du savoir et à un degré moindre du savoir-faire, il postule la préparation de la société pour se l’approprier et s’organiser pour son utilisation. Or, il est établi que l’une des conditions importantes n’est pas sûre en Algérie, le débit internet qui fonctionne au gré de plusieurs facteurs notamment de localisation.
Le e-learning doit pouvoir être utilisé à une grande échelle dans un système de réseau avec les espaces de production d’idées, telles que les universités les plus prestigieuses qui ont, de leur côté, à vérifier la pertinence de leurs réflexions.
Comment voyez-vous les évolutions dans la formation et les nouvelles qualifications qui pourraient émerger pendant l’après Covid-19 ?
Dans les développements faits plus haut, je fais allusion aux réalités qui sont celles des pays développés qui ont réfléchi et mis en œuvre des politiques et des instruments de transformation de la société dans son ensemble et du management, y compris public, et sur lesquels nous avons pris du retard. Il suffit de recenser les activités qui ont su rebondir durant la pandémie pour se rendre compte qu’il y a indéniablement des efforts à faire pour moderniser le pays dans son mode de fonctionnement et des interrelations.
La formation constitue une partie de ces actions de transformation de la société (sans être la seule). Elle contribue à la consolidation des acquis de la vie professionnelle (l’expérience) et réajuste les comportements et croyances insuffisamment argumentées.